Guerre totale
La notion de guerre totale qualifie un conflit armé qui mobilise toutes les ressources disponibles de l'État, sa population autant que l'économie, la politique et la justice. Elle ne concerne plus uniquement des objectifs militaires (Ziel) mais, souvent source d'union sacrée entre tous les partis politiques, elle cherche à atteindre des buts de guerre (Zweck) en impliquant l'ensemble de la société ciblée et de ses moyens. Pour mobiliser et détruire la totalité des ressources des belligérants, elle provoque des destructions combinées civiles autant que militaires, impose une gestion étatisée et centralisée, et par le contrôle de l'arrière et des opinions publiques au moyen en particulier de la propagande, s'assure du soutien de tous les secteurs de la population (enfants, femmes, etc.).
Sommaire
1 Un concept stratégique aux implications politiques et économiques
2 Guerre de Sécession et autres guerres avant 1914
3 La Première Guerre mondiale : un conflit qui devient total
3.1 Militairement
3.2 Économiquement
3.3 Politiquement
3.4 Les pertes civiles
4 La Seconde Guerre mondiale : un conflit total
4.1 Militairement
4.1.1 États-Unis
4.1.2 Japon Shōwa
4.1.3 Troisième Reich
4.1.4 U.R.S.S.
4.2 Économiquement
4.2.1 Japon Shōwa
4.3 Politiquement
4.3.1 Japon Shōwa
4.4 Les pertes civiles
4.4.1 Japon Shōwa
4.4.2 Génocide des juifs
5 Notes et références
6 Voir aussi
6.1 Bibliographie
6.2 Articles connexes
Un concept stratégique aux implications politiques et économiques |
Le théoricien prussien Carl von Clausewitz définit ce modèle-type de conflit (« absoluter Krieg ») autour de l'impossibilité conceptuelle de « limiter » la guerre : la logique de radicalisation du duel entre deux forces conduit, en théorie, le politique, à mobiliser l'ensemble des forces possibles[1]. Toutefois, ce modèle théorique d'un état de conflit absolu est toujours, en pratique, limité par des facteurs comme l'intervention d'autres États, l'évolution des situations conflictuelles (qui sont des processus et non des modèles) et les calculs du politique (liés par exemple à la paix à venir) : la guerre absolue ne serait donc qu'un modèle limite, auquel aucun cas « normal » observé ne correspondrait.
Le concept a été utilisé pour décrire, voire pour concevoir stratégiquement, des phases de guerre observées aux siècles suivants : certaines situations (conflit mondial ou guerre civile sans tiers, pendant une durée telle que la guerre semblait devenir un état permanent, conduits avec une idéologie et des moyens radicalisant) ont concrètement entraîné des mobilisations totales, parfois revendiquées.
Réduite au seul niveau tactique, cette conception a donné lieu à la recherche de l’anéantissement pur et simple par la bataille décisive, comme celle de Verdun par exemple, mais sans prendre en compte la dimension des autres facteurs et leviers stratégiques disponibles. À l'inverse, Erich Ludendorff a élargi la notion théorique jusqu'à remettre en cause la primauté du politique sur le militaire dans La Guerre totale (1935)[2], s'appuyant sur l’expérience de la Première Guerre mondiale. Il y affirme que l'« esprit du peuple » s'exprime au plus haut point par la guerre, lorsque ses buts (Ziel) lui sont révélés, ce qui doit entraîner la soumission de tous au militaire, et justifie des mesures violentes contre les opposants à la guerre (juifs, Église catholique et socialisme). Cette soumission du politique au militaire est complètement opposée à la conception de Clausewitz[3].
Au-delà de la levée en masse, des réquisitions ou des destructions de masse qui existent dans d'autres situations de conflit, c'est seulement la combinaison organisée par le politique de l'ensemble des moyens qui caractérise une stratégie totale. Celle-ci conçoit et conduit « la mission et la combinaison des diverses stratégies générales, politiques, économiques, diplomatiques et militaires »[4]. Il est donc impossible de réduire le concept à des aspects strictement militaires.
Économiquement, pendant la guerre totale, c'est l'État qui planifie et réorganise la production en réquisitionnant les ressources et en finançant par un déficit massif. Il organise le remplacement, dans la production, des soldats par des femmes ou des migrants. Cela a pu influencer les politiques d'après guerre, d'un point de vue théorique comme pratique (Schacht, Keynes comme Jean Monnet ont été des praticiens de l'économie de guerre).
D'un point de vue politique, pour George L. Mosse[5], à l'issue de la Première Guerre mondiale, guerre totale par excellence, la brutalisation des sociétés a été la matrice des totalitarismes.
Guerre de Sécession et autres guerres avant 1914 |
Retrospectivement, les guerres du Péloponnèse, les guerres des Mongols du treizième siècle, ou la guerre de Trente Ans sont parfois qualifiées de guerres totales, à cause d'une stratégie délibérée de mobilisation totale des moyens d'un des belligérants impliquant des pertes civiles systématisées de l'autre camp.
Les guerres révolutionnaires et les campagnes napoléoniennes, notamment la guerre de Vendée ou la guérilla espagnole qui touchent les civils, sont marquées par la levée en masse, la mobilisation économique des ressources ou le blocus de l'ennemi, la réorganisation idéologique et politique des vaincus, la mobilisation intérieure de la société (y compris par le moyen de la terreur et de la propagande) et des épisodes de destructions stratégiques (prise de Moscou)[6].
Même si la répression de l’insurrection polonaise de 1830, certaines batailles européennes (bataille de Solférino) ou des situations particulières comme le siège de Sébastopol, ou surtout le siège de Paris en 1870 montrent que la possibilité d'une guerre totale existait au dix-neuvième siècle, leur limitation par le politique (conforme à la distinction de Clausewitz entre modèle type et cas concrets) a débouché sur un retour à la diplomatie.
Deux guerres civiles, toutefois, semblent prendre les caractéristiques de la guerre totale : la révolte des Taiping d'une part, et à la même époque, la guerre de Sécession. Après le discours de Gettysburg qui lui fixe un cadre idéologique, l'industrialisation de la production et la systématisation des destructions de biens civils conduisent à des opérations de guerre totale, en particulier lors de la descente de la vallée de Shenandoah par l'armée de Philip Sheridan fin septembre 1864, et de la marche vers la mer, conduite en novembre et décembre 1864 par le général William Tecumseh Sherman. La destruction systématique des ravitaillements et le ravage systématisé à des fins psychologiques avait été planifié par Sherman qui dut d'ailleurs convaincre Abraham Lincoln et Ulysses Grant, ce qui montre la conscience du commandement de l'aspect hors code traditionnel de cette opération.
La guerre de la Triple-Alliance (1865-1870) est du point de vue du Paraguay une guerre totale (enfants soldats, destruction de la population masculine telle qu'il fallut autoriser la polygamie à la fin de la guerre).
Lors de guerres coloniales, la disproportion des forces a permis dans certains cas (certains épisodes des guerres indiennes, révolte des Hereros), une stratégie combinée visant bien à l'anéantissement de toute résistance de la société colonisée, voire à un début de génocide. Certains épisodes de la guerre de Cuba mobilisent radicalement les sociétés et ciblent la population civile. La Seconde Guerre des Boers débouche même sur un niveau de mobilisation absolu de la société d'un côté comme de l'autre notamment par un effort particulier de propagande. Cela conduit à la création des camps de concentration par les Britanniques. Les guerres balkaniques accompagnent aussi une montée vers la brutalisation radicale des conflits.
Mais le concept s'applique essentiellement aux deux conflits mondiaux.
La Première Guerre mondiale : un conflit qui devient total |
On peut parler de guerre totale pour la Première Guerre mondiale par la mobilisation humaine, regroupant front (militaires) et arrière (civils), l'aspect économique, et la propagande.
Militairement |
C'est toute l'Europe qui est mobilisée. Il y a mondialisation du conflit par les biais des colonies et l'entrée en guerre des États-Unis (1917) et du Japon (1914). Au-delà de l'aspect mondial de la mobilisation, on assiste à une levée en masse des hommes (ainsi la Bulgarie leva un quart des hommes soit 600 000 hommes).
Le bilan de la guerre est dramatique en Europe. Près de 10 à 11 millions d'hommes sont morts au combat et 6,5 millions reviennent invalides.
On peut aussi recenser le nombre énorme de morts a chacune des grandes batailles portées sur le front de l'Ouest :
- Verdun (février-décembre 1916) 306 000 morts (400 000 blessés) ;
- Offensive de la Somme (juillet 1916) 1 000 000 morts ;
- Le Chemin des Dames (avril-mai 1917) 100 000 morts ;
2e bataille de la Marne (1918) 280 000 morts.
Économiquement |
Le départ des hommes pour le front eut pour corollaire leur remplacement par des femmes dans les usines d'armement. Dès 1915 (en particulier lors de la crise gouvernementale en Grande-Bretagne), il est devenu clair que l'essentiel de la production devait être converti pour soutenir l'effort de guerre. Ainsi, Ludendorff impose au gouvernement Bethmann-Hollweg l'institution d'un service du travail obligatoire pour augmenter les rendements : le Vaterländische Hilfsdienst (5 décembre 1916). Le 13 juillet 1917, les importations massives de nourriture et de matières premières conduisirent à la guerre sous-marine à outrance. Les blocus finirent par faire s'effondrer l'économie allemande après l'effondrement russe.
Politiquement |
L'utilisation systématique de la propagande (affiches, censure...) la réalisation de gouvernements d'union nationale, l'arrestation des défaitistes, l'embrigadement idéologique par le bourrage de crâne de l'arrière sont généraux dans les pays en guerre, et, dans une certaine mesure, correspondent d'abord à des situations de guerre ordinaires. Mais la situation des années 1917/1918 montre des répressions de grèves, des mesures d'exceptions de plus en plus sévères, y compris dans les démocraties, qui conduisent d'ailleurs à des révolutions.
Un exemple de la propagande mise en œuvre durant la Première Guerre mondiale est le sermon de l'évêque de Londres, Winnington Ingram, le premier dimanche de l'Avent de l'année 1915 : "tous ceux qui sont attachés à la liberté et à leur honneur [...] sont engagés dans une grande croisade - nous ne pouvons le nier - pour tuer les Allemands, les tuer non pour l'amour de tuer, mais pour sauver le monde; pour tuer les bons comme les mauvais, pour tuer les enfants comme les vieillards [...]." [7]
Les pertes civiles |
Outre les pertes ordinaires liées aux combats, aux bombardements de villes (Paris avec Long Max) ou aux diverses exactions commises par les troupes, fortement amplifiées par la propagande adverse (cas de la Belgique), la Première Guerre mondiale fut marquée par de nombreuses pertes civiles liées principalement aux torpillages des navires lors de la guerre sous-marine, au génocide arménien, à la famine et aux épidémies (la grippe espagnole).
La Seconde Guerre mondiale : un conflit total |
Militairement |
États-Unis |
Les États-Unis entrent en guerre totale[8].
Japon Shōwa |
Dès l'invasion à grande échelle de la Chine en 1937, la nation entière fut appelée à se mobiliser pour aider l'empereur Shōwa à accomplir la « guerre sainte » (seisen). Afin de faciliter l'invasion et assurer plus efficacement une occupation du territoire chinois sans avoir à se soucier des prisonniers, l’empereur Shōwa ratifia personnellement une directive du 5 août 1937 de l'état-major de l'armée de ne plus tenir compte des contraintes du droit international (dont les conventions de La Haye) relativement à leur traitement. Ce document précisait aux officiers d’état-major qu’il n’y avait plus lieu d’utiliser le terme « prisonnier de guerre » à l'égard des Chinois capturés[9].
La propagande et les directives militaires, comme le Senjinkun, glorifiait le sacrifice à l'empereur et à la nation par l'interdiction de se rendre à l'ennemi et la promotion du suicide collectif (gyokusai), avec comme exemple le plus frappant les kamikazes. C'est donc à la militarisation complète de la société qu'on assiste.
L'expansionnisme du Japon Shōwa s'étendit à compter de 1941 à l'Indochine française, puis aux colonies occidentales en Extrême-Orient.
Troisième Reich |
U.R.S.S. |
Initialement surprise par le déclenchement de l'opération Barbarossa, l'U.R.S.S. répond à la guerre d'anéantissement que lui oppose l'envahisseur par une mobilisation civile et militaire de toutes ses ressources, humaines comme industrielles. Des usines entières sont même démontées en urgence dans la Russie d'Europe pour devancer l'avance allemande, et transportées par trains dans l'Oural.
- Lire l'article L'Union soviétique en guerre totale.
L'URSS de Staline sortira en grand vainqueur de la guerre européenne, avec un net avantage tactique sur les autres Alliés, mais ayant payé le plus lourd tribut humain pour cette victoire sur les puissances de l'Axe.
Économiquement |
Des nations entières ont investi dans cette guerre, d'énormes dépenses civiles et militaires ont été faites par plusieurs pays. Des importations massives de nourriture et de matières premières ont caractérisé la période de lutte.
Japon Shōwa |
Afin d'améliorer sa production, le Japon Shōwa enrôla des millions de travailleurs forcés[10], soit au total plus de 18 millions de personnes en Extrême-Orient sur le territoire de la Sphère de coprospérité de la grande Asie orientale[11].
Politiquement |
Japon Shōwa |
Au cours de la première partie de l'ère Shōwa, les gouvernements de l'Empire du Japon instaurèrent une série d'initiatives pour promouvoir la guerre totale contre la Chine ou les puissances occidentales et augmenter leur production industrielle. On trouve parmi celles-ci le Mouvement National de Mobilisation Spirituelle, la Ligue des Parlementaires adhérant aux Objectifs de la Guerre Sainte et l'Association de Soutien à l'Autorité impériale.
La Loi sur la Mobilisation Nationale comportait cinquante articles, qui garantissait au gouvernement le contrôle sur les organisations civiles (dont les syndicats), assurait la nationalisation des industries stratégiques et des médias, le contrôle des prix et le rationnement[13].
À compter du mois d'août 1940, coïncidant avec le 2 600e anniversaire de la fondation mythique de la nation, le concept du hakko ichi’u (les 8 coins du monde sous un seul toit) fut officiellement adopté par le gouvernement de Fumimaro Konoe comme devant conduire à l'établissement d'un « nouvel ordre en Asie orientale »[14]. Des pamphlets reprenant ces principes, comme le Kokutai (Les Fondements de la politique nationale), furent distribués gratuitement dans la population et les écoles.
Les pertes civiles |
Plus de 50 millions de morts un effectif beaucoup plus important que les pertes militaires dans tous les pays touchés par la guerre (sauf les États-Unis).
Japon Shōwa |
La logique de guerre totale conduit le Japon à commettre des massacres de masse (massacre de Nankin, de Singapour et de Manille), des bombardements stratégiques sur des cibles civiles (Chongqing, Nankin,Guangzhou, Darwin) entraînant une résolution de blâme de la Société des Nations, et débouche sur la mortalité directe ou indirecte de plus de 580 000 personnes causée par l'utilisation d’armes chimiques ou bactériologiques en Chine par l'unité 731. Inversement, il est confronté à son tour à des pertes civiles (subies lors des bombardements stratégiques de Tokyo, Hiroshima, Nagasaki) et à des situations de famine évoquée notamment dans Le Tombeau des lucioles au cours de l'année 1945.
Génocide des juifs |
Notes et références |
En allemand, Albert A. Stahel : Klassiker der Strategie. vdf, 2004, (ISBN 3-7281-2920-8), p. 205.
Erich Ludendorff, Der totale Krieg, Munich, 1935.
Le chercheur Christopher Bassford préfère donc restreindre l'usage du terme de « guerre totale » à cette analyse de Ludendorff, et conserver pour le cas défini dans Clausewitz le terme de "guerre absolue".
Gal André Beaufre, Introduction à la stratégie, 3e éd., Paris, Armand Colin, 1965, p. 24-25, apud Bruno Colson, La stratégie américaine et l’Europe. "Introduction". Economica, 1997. Collection : Hautes études stratégiques.
Fallen soldiers. Reshaping the memory of the world wars, traduit en français : De la Grande Guerre au totalitarisme, la brutalisation des sociétés européennes. 1999[réf. incomplète]
David A. Bell, la première guerre totale : l'Europe de Napoléon et la naissance de la guerre moderne, Champ Vallon, 2010, 403 p. (ISBN 978-2-87673-539-2)
John Horne, A Companion to World War I, 2012
Discours de Roosevelt sur la guerre totale https://www.youtube.com/watch?v=Jdx26aLAZq4
Akira Fujiwara, Nitchū sensō ni okeru horyō gyakusatsū, 1995
Unidas, Naciones. World Economic And Social Survey 2004: International Migration, pg. 23
Zhifen Ju, Japan's atrocities of conscripting and abusing north China draftees after the outbreak of the Pacific war, 2002, Library of Congress, 1992, "Indonesia: World War II and the Struggle For Independence, 1942–50; The Japanese Occupation, 1942–45" Access date: 9 février 2007.
(en) David Earhart, Certain victory : images of World War II in the Japanese media, Armonk, N.Y, M.E. Sharpe, 2008(ISBN 978-0-765-62425-3, OCLC 0765624257), p. 63
(en) Erich Pauer, Japanʼs war economy, London New York, Routledge, coll. « studies in the growth economies of Asia » (no 21), 1999, 208 p. (ISBN 978-0-415-15472-7, OCLC 247517261, lire en ligne), p. 13
Walter Edwards. "Forging Tradition for a Holy War: Tous Hakkō ichiu à Miyazaki et idéologie japonaise en temps de guerre. Journal of Japanese Studies 29:2 2003, p. 309.
Voir aussi |
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Bibliographie |
David A. Bell (trad. Christophe Jaquet), La première guerre totale : l'Europe de Napoléon et la naissance de la guerre moderne [« The First Total War : Napoleon's Europe and the birth of warfare as we know it »], Seyssel, Champ Vallon, coll. « La chose publique », 2010, 401 p. (ISBN 978-2-87673-539-2, présentation en ligne).
Articles connexes |
- L' Arrière est un terme apparu dans une logique de guerre totale
- Conflits de type guerre totale depuis la Seconde Guerre mondiale
- Guerre du Viêt Nam
- Article détaillé : Guerre du Viêt Nam.
- Guerre Iran-Irak
- Article détaillé : Guerre Iran-Irak.
Totalitarisme : concept politique.
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